Le Nouvel Observateur / n° 25 / 6 mai 1965
Le nouveau film de Jean-Luc Godard, « Alphaville », nous a paru mettre en relief, d’une manière assez saisissante, un certain nombre de fléaux qui guettent notre civilisation. Ce film décrit en effet, au présent de l’indicatif, les dangers futurs de l’automation, des machines ordinatrices, et d’une technocratie trop poussée.
Nous avons demandé à quelques savants, conférenciers du centre de Sémantique générale du Canisy, de voir ce film pour nous donner leurs impressions. Ils ont été vivement frappés. Michel Cournot a transcrit les réflexions dont ont fait notamment part M. Kauffman, professeur de mathématiques supérieures à l’université de Grenoble et conseiller scientifique des sociétés d’électronique, et le docteur Jacques Sauvan, constructeur de « modèles d’intelligence » et de « simulatrices de pensée ».
Alphaville est la capitale d’un pays planifié et gouverné par une « ordinatrice totale », Alpha 60. Dans notre univers, cette machine Alpha 60 n’est pas encore réalisée.
Nos machines actuelles, comme la Gamma 60 de Bull, ne « parlent » pas, comme dans le film, et ne s’appliquant encore qu’à des microéconomies. Elles ne peuvent pas diriger une macro-économie comme la société d’« Alphaville ». Mais il est indiscutable que plusieurs « corollaires » d’Alpha 60, plusieurs faits sociaux accompagnant obligatoirement une automation totale, existent déjà. Ce n’est pas étonnant. Il arrive que la volonté de puissance des techniciens anticipe sur la mise au point des machines.
Le premier de ces faits sociaux, qui est admirablement indiqué par le film, est la scission irrémédiable entre les techniciens (qui comptent les technocrates) et les autres hommes vivants – les premiers manifestant à l’égard des seconds un total mépris.
Le docteur « von Braun » de Godard, créateur d’Alpha 60, constitue avec le corps de ses ingénieurs, aussi bien dans les locaux de la station centrale d’intégration que dans ceux du ministère de la Dissuasion ou de l’institut de Sémantique, un groupe à part, tout-puissant. Ce groupe utilise les non-ingénieurs des tâches d’exécution, ignore ou supprime les sujets inutilisables, et méprise le peuple d’Alphaville dans son ensemble.
Les décisions d’ordre économique, politique, sont prises par les technocrates à l’écoute des ordinatrices, sans se poser aucune question sur les volontés du peuple : « Un ordre est une conclusion logique », dit l’un des ingénieurs.
Cette scission et ce mépris, décrits dans le film de Godard, existent déjà dans notre univers. Ils sont l’un des phénomènes de mutation les plus forts de notre univers.
Nos citoyens d’aujourd’hui ne sont pas consultés ou bien ils ne sont consultés qu’en apparence. Il n’est que de voir les décisions prises dans l’immeuble en forme de cercle de la Maison de l’O.R.T.F., qui est d’ailleurs, à plusieurs reprises, le décor des actions du film. Les responsables de cet organisme prennent des décisions contre la volonté du peuple, et ils ne les prennent pas dans l’arbitraire, mais par calcul de technocrates. La suppression de « la Caméra explore le temps » est un exemple flagrant de mépris pur et simple du peuple, que les citoyens connaissent parce que cet événement touche en prise directe des millions de foyers, mais chaque jour des décisions de cette nature sont prises, sans que les intéressés en soient avertis.
Quand consultation il y a, cette consultation a tellement changé de nature que le mépris du peuple en est la règle d’or, et non l’oreille tendue au peuple. Dans les élections telles que les conçoit aujourd’hui tout un ensemble actif d’organismes investis par les technocrates, le peuple est conçu comme une masse, comme une totalité abstraite à modeler ou remodeler, et non pas comme un organisme vivant, divers, qui serait comme naguère la source des actes politiques ou tout au moins leur pierre de touche.
Les préoccupations politiques sont devenues des fictions. Ce qui n’est pas une fiction, c’est que les hommes d’une société ne sont plus envisagés comme des électeurs au sens propre, mais comme des clients, comme des consommateurs. Des réalités de base comme le capitalisme et le socialisme, sont elles-mêmes affectées par cette structuration nouvelle. Les hommes ne savent encore pas que leur opinion ne compte plus.
Avoir transformé les électeurs en consommateurs est un crime collectif dont nous ne pouvons pas estimer la portée. Les mêmes techniciens, qui font à l’aide de leurs ordinatrices des études de marché, ont commencé par calculer la demande d’une lessive.
Ils ont ensuite fomenté cette demande.
Ils « placent » maintenant un gouvernement comme ils plaçaient leur lessive, par les mêmes processus. Les volontés et les opinions proprement politiques n’ont plus cours dans ce processus.
Les technocrates traitent le peuple dans l’absolu du calcul. Il ne leur importe pas que telle fraction de la masse pense comme ceci ou comme cela, ils s’en moquent, pur eux une opinion n’existe pas idéologiquement, elle n’est qu’un indice affecté à une quantité de masse, et elle n’est pas contrariante : elle sert au calcul. Pour exécuter leurs calculs, les technocrates demandent seulement, à droite comme à gauche, peu importe, une clientèle homogène. Ce qui contrarie, c’est l’inconnue. Ils s’occupent à la réduire.
Des calculatrices et des calculateurs dirigent, dans un silence de glace, le devenir des peuples, effectivement ou en projet. Dans le film de Godard, c’est fait. Au Brésil c’est fait aussi. Il n’y a plus aucun lien entre les technocrates et les damnés. En Europe c’est commencé.
Dire que « les Français sont dépolitisés » est une constatation de fait ; mais il faut poser cette constatation en termes eux-mêmes dépolitisés, c’est-à-dire ne pas être dupe. L’immense intérêt du message d’« Alphaville », est d’ouvrir les yeux aux dupes : nous ne sommes pas à Alphaville, mais vous pouvez y constater une scission complète entre les dirigeants et le peuple, et un mépris du peuple, qui est d’ores et déjà une réalité des « pays extérieurs », les nôtres.
Le deuxième fait social, lui aussi remarquablement figuré par Jean-Luc Godard, est la mise au point de ce que nous appelons entre nous « la civilisation du dérisoire ». « Alphaville » est un film sans cesse traversé par des gestes, des phrases, des signes, et finalement par toute une chorégraphie filmique, qui sont autant de représentations sonores et visuelles du « dérisoire ».
A partir du moment où les hommes ne sont plus des individualités respectées, entières, hasardeuses, mais des unités de masse dépersonnalisées mises en équations, à partir de ce moment la dépersonnalisation transmet aux gestes de la vie un caractère de dérision.
Les hommes ne vivaient pas pour ça, ils ne vivaient pas pour n’être pas pris d’une certaine manière au sérieux. Et la dérision, peu à peu, investit l’action.
Le sens du tiercé
La voix des hôtesses d’aérodromes et d’une manière générale les voix et les démarches des « hôtesses », ces êtres nouveaux qui annoncent les « réductrices d’ordre 3 » d’Alphaville, sont des dérisions déshumanisées de voix et de gestes. La manière dont la nageuse Kiki Caron fut reçue en cortège par une municipalité de la banlieue parisienne constituait une cérémonie du dérisoire. Les campagnes électorales sont depuis longtemps dans plusieurs pays, pour des raisons différentes, des solennités du dérisoire. Nous avons commencé de les imiter. Le dérisoire gagne notre monde de jour en jour, si bien que des manchettes de journaux annonçant l’envoi prochain d’une bombe atomique sur le Vietnam ont été prises, il y a quelques jours, à peine plus au sérieux qu’une manchette de faits divers. L’« escalade » au Vietnam prend, dans sa dénomination même, un aspect sportif dépolitisé.
Les hommes prennent en dérision cet univers dont leurs consciences sont chassées, et ici aussi ils sont dupes, car l’implantation du dérisoire est pour les techniciens un bon auxiliaire de planification : ils inventent du dérisoire pour mépriser plus à l’aise. Les citoyens s’y laissent prendre. Le film « Cléo de 5 à 7 » indiquait très bien, autour de Cléo, toute une petite société qui règle déjà sa vie sur des mécanismes irrationnels : on y distinguait nettement les signes d’une civilisation pré-logique, ou post-logique, dont la manie nationale du « tiercé » est un symptôme. Les hommes font de moins en moins de différence entre les astrologues et les physiciens, entre les magiciens et les savants. Sous cette poussée d’illogisme, les vrais médecins ont été obligés de faire, à propos de Naessens, des opérations de contrôle qui étaient objectivement inutiles.
La séquence d’« Alphaville », où des soldats et des baigneuses mettent à mort dans une piscine les citoyens non intégrables, devant une tribune de techniciens et de « délégations des quartiers » gracieusement invitées, cette séquence que Natacha von Braun appelle « réception dans un ministère » est un chef-d’œuvre de dérisoire.
Elle condense une grande part des signes de cette dérision qui, dans notre univers, répond déjà au mépris.
Cette séquence de la piscine est aussi l’une de celles qui décrivent un autre fait social déjà observable ici : l’inutilisation de l’intelligence. Les hommes d’« Alphaville » exécutés sont des savants, des poètes, des professeurs.
Les hommes intelligents ont déjà de moins en moins de place dans notre monde en mutation. Ils présentent des difficultés d’assimilation que les ordinatrices ne savent pas résoudre. L’initiative, même par élans, gêne les automatismes. L’opinion publique ignore à quel degré d’infériorité mentale se trouvent les technocrates, y compris les hommes de décision, ceux qui s’occupent par exemple de recherche opérationnelle. C’est une infériorité mentale qui touche au pathologique. Quand des esprits aussi inférieurs s’emparent du pouvoir, comme dans « Alphaville », les intelligents sont éliminés. L’hôtel miteux dans lequel Jean-Luc Godard a situé, après ses bâtiments modernes, les intellectuels non encore éliminés, est remarquable dans chaque détail.
Les mots interdits
Avec la chute d’intelligence apparaît un phénomène particulièrement désastreux : la chute du langage. Ici le film confine au génie, car la manière dont Godard a filmé le dépérissement du langage annonce exactement une vérité. Alphaville ne semble contenir ni journaux, ni bibliothèques, ni cinémas. A part un vieil exemplaire de « Capitale de la douleur » de Paul Eluard, caché sous un oreiller de l’hôtel des « intelligents », le seul livre en cours dans Alphaville est cette édition quotidienne de la « Bible », qui n’est en fait qu’un dictionnaire dans lequel, chaque matin, plusieurs mots ont disparu. L’utilisation des mots disparus est interdite et punie. Les habitants d’Alphaville s’expriment avec difficulté, sauf quand ils semblent suivre certains schémas vidés.
L’appauvrissement du langage, l’implantation de formes réduites, les simplifications de la syntaxe sont chez nous des faits réels, qui accompagnent nécessairement la robotisation des hommes. La perte de vocables suit la perte de conscience, parce que les mots ne sont pas seulement signifiants : ils font penser. Il ne s’agit pas de penser, cela pourrait mettre les machines en panne. En technocratie, les mots meurent.
La détérioration du langage est déjà si prononcée qu’un phénomène étrange de mauvaise conscience joue chez les savants (pas chez les techniciens) : ils ont tendance, depuis quelques années, à utiliser, par prudence, une autre langue que la leur. Les mathématiciens américains raisonnent de plus en plus sur des vocables français.
Ce qui manque tout de même à l’œuvre de Godard, c’est une ouverture. « Alphaville » est un film manichéen, qui décrit sans faire espérer, et qui décrit quelquefois en porte-à-faux.
Dans « Alphaville », la logique est mise en posture de coupable. Von Braun semble agir au nom de la logique. Nous pensons que c’est une erreur, et qu’il ne fallait pas accuser la logique dans un film qui est avant tout un hommage à la liberté.
Il est difficile de représenter de façon plus intelligente qu’« Alphaville » des hommes qui ont perdu leur liberté. Seulement, s’ils ont perdu leur liberté, ce n’est pas par abus de logique, mais par défaut de logique. La liberté, c’est la logique.
Le voyageur qui se promène au hasard dans une ville inconnue, le nez au vent, croit être libre.
Il l’est moins que le voyageur qui achète un plan, qui est armé de connaissances, et qui surmonte ses connaissances pour vivre avec cette ville une aventure logique. Jean-Luc Godard circule d’ailleurs dans Alphaville avec une remarquable logique. La liberté sans logique est une liberté gaspillée. La vraie connaissance, c’est la projection le la liberté dans la logique.
En diminuant volontairement la conscience des hommes, en portant atteinte à l’enseignement (plan Fouchet, déclassement social des professeurs), les technocrates conduisent les hommes à sacraliser la liberté, à accepter l’ignorance, et même à identifier liberté et non-connaissance.
Les tranquillisants
Les hommes de ce monde se meuvent encore, spontanément, passionnellement, devant toute atteinte manifeste à la « liberté de penser ». Ils ne s’aperçoivent pas que c’est la pensée tout court qui est supprimée jour par jour. C’est la pensée elle-même, qui est condamnée. La liberté de penser, comme la liberté tout court, tomberont ensuite d’elles-mêmes, dans une tranquillité générale.
Les « tranquillisants » que les habitants d’Alphaville avalent pour un oui ou pour un non ne sont pas des médicaments de fiction. On les trouve dans nos pharmacies. Mais dans Alphaville, ils aident à ne pas penser, et sur notre planète ils aident à penser de moins en moins sur des illusions.
La pensée du monde ancien, notre pensée, « Alphaville » rappelle d’ailleurs qu’elle est vaincue d’avance. C’est vrai. La pensée humaine est usée. Elle a fait le tour de ses circuits, elle n’est même pas capable de balayer simultanément, comme les machines, plusieurs séries combinatoires. Elle ne se soutient que par son histoire. Elle s’y empêtre de plus en plus. Son passage à l’illogisme, sous l’empire des technocrates, est une preuve de son usure. Des savants s’occupent aujourd’hui à découvrir, à l’aide des machines (seulement « à l’aide »), la pensée neuve de demain. C’est aussi un défaut du film que de n’avoir pas laissé pressentir la recherche de cette pensée neuve.
Il manque à « Alphaville » une « praxéologie de l’automation ». L’aspect normatif du film manque.
Des savants s’occupent déjà à désabrutir demain les peuples par une rééducation permanente, à leur réapprendre le danger et l’aventure. Les machines permettront de trouver une nouvelle science de l’action, où les êtres humains seront repersonnalisés, où les citoyens évolueront dans un système de préférence libres, qui comprendra le principe de la promotion permanente. La civilisation promotionnelle pourrait être la grande conquête d’une liberté humaine qui aurait repris son sens à l’aide des machines. Notre univers va connaître une paralysie générale due à l’absence de promotion. Aux U.S.A. on ne peut trouver d’infirmières vraiment satisfaites de leur sort que dans les hôpitaux où elles ont le droit d’accéder, même après de longues années, à la profession de médecin. Demain, une recodification générale, accomplie grâce aux machines, permettra de découvrir les structures sociales d’une liberté promotionnelle.
Le défaut d’« Alphaville » est donc de ne pas opposer une civilisation du progrès à une civilisation du dérisoire. Ce n’est pas surprenant. Chaque grande mutation laisse les hommes dans l’angoisse.
Lorsque Gutenberg a inventé l’imprimerie, les moines étaient persuadés que la culture était perdue. Pour eux, la culture, c’était l’écriture, les déliés, la personnalisation, la poésie de l’écriture. Ils regardaient les machines d’imprimerie comme nous regardons les ordinatrices. Les ordinatrices ne sont pas coupables, ce sont les hommes qui sont coupables. Godard l’a montré.
Mais il désespère trop des hommes. Les technocrates ont pris une avance. Ils n’ont pas encore gagné.
Nous tenons à dire pour terminer que la dernière séquence d’« Alphaville » est à elle seule un chef-d’œuvre, l’une des choses les plus bouleversantes à laquelle il nous ait été donné d’assister. Godard a filmé son terrien Lemmy Caution repartant, avec la fille de von Braun, vers la Terre ancienne, s’éloignant doucement, dans la nuit, par les boulevards périphériques d’Alphaville. Cela est fait de telle manière que l’on a le cœur serré, parce qu’il est alors évident que la Terre, qui les attend, ne vaut guère mieux, que ces deux êtres s’éloignent entre deux mondes concurrentiels, déjà très proches l’un de l’autre. Le film se termine, sur cette nuit profonde, qui relie deux mondes familiers et perdus. Pour cette séquence parmi d’autres, « Alphaville » est, dans notre monde du dérisoire, une grande aventure.
Propos recueillis par Michel Cournot
It could be hard to explain what love is for those who isn't like us. It's possible. And here I thought that sci fi movies only exist today.
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