Wednesday, May 13, 2009

Super-Cannes l'Express de 2001


Villa à vendre dans
la ville de Super-Cannes


J.G. Ballard

par Henriette Korthals-Altes
Lire, juillet 2001 / août 2001



Du Shanghai perdu de son enfance il ne se console pas. Le jeune garçon de l'Empire du Soleil serait devenu psychiatre s'il n'avait choisi la catharsis de l'écriture. Pour autant, les dérives du monde moderne ne cessent de l'inquiéter, comme en témoigne son dernier-né Super-Cannes.

Au bout de la ligne d'un train de la banlieue de Londres, là où le tissu de maisonnettes plus ou moins cossues se distend, il y a le mythique Shepperton, la petite ville-dortoir où vit James Graham Ballard. Il y a bien une Ford grise garée dans son jardinet, mais elle n'a rien des voitures fétiches et stylisées qui peuplent ses romans. L'auteur de Crash conduit, mais une voiture plutôt familiale. Sa maison est miraculeusement modeste; linos, rideaux et moquettes y sont des vestiges des années soixante. C'est dans ce quasi-non-lieu que J.G. Ballard a rédigé, depuis plus de quarante ans, une œuvre radicale, iconoclaste, inattendue et provocante. C'est là aussi que, veuf à trente-cinq ans, il a élevé, seul, ses trois enfants. Martin Amis, un de ses fidèles admirateurs, s'était toujours demandé ce que l'auteur voyait en regardant par la fenêtre. «Tout ce qu'il veut», conclut-il après lui avoir rendu visite. A l'évidence, Ballard ne se soucie guère des contingences matérielles. Se faire copier deux tableaux de Delvaux est le seul luxe qu'il s'est permis après le succès de l'Empire du Soleil.

Douce ironie ballardienne, ces copies ressuscitant des chefs-d'œuvre détruits pendant le Blitz sont de vrais faux dont les originaux n'existent plus. Ballard, lui, est d'une affabilité désuète et d'un enthousiasme bonhomme. Il vous sert une tasse de thé et un whisky-soda dans le bric-à-brac d'une cuisine où se mélangent allégrement torchons et serviettes. Il parle de ses livres avec une clarté parfois didactique mais refuse d'en rationaliser les contradictions. Puis il conclut par un sourire à la fois amusé et énigmatique, comme pour s'excuser d'avoir trop parlé. On se demande alors d'où émane cette œuvre noire et visionnaire.

Super-Cannes, son dernier roman en forme de thriller politico-philosophique, met en scène les dérèglements de notre société aseptisée, où «le travail est le jeu suprême et le jeu le travail ultime». Eden-Olympia, parc scientifique hautement surveillé, simulacre de Sophia-Antipolis, située sur les hauteurs de Cannes, revêt les apparences d'un Eden sans serpent. Ballard nous mène de l'autre côté du miroir. Un psychiatre y exploite les psychopathologies latentes pour redynamiser les cadres surmenés et maintenir la machine capitaliste.

C'est du Orwell du troisième millénaire. Attention, les objets dans ce miroir sont parfois plus proches qu'ils ne le semblent!



Pourquoi avez-vous situé l'action de votre roman sur la Côte d'Azur, au cœur de notre vieille Europe, qui plus est dans un paysage habité de références littéraires et artistiques?
J.G. Ballard. Dans Super-Cannes, j'ai voulu explorer la psychologie des parcs d'activités high-tech qui rassemblent des filiales de toutes les multinationales et sont peuplés exclusivement de cadres de haut vol. Ce qui m'intéressait était de voir l'évolution d'une société, faite de déracinés, où le lien social est uniquement professionnel et la stabilité uniquement financière. En visitant la Côte d'Azur, j'avais été particulièrement intrigué par cette technopole qu'est Sophia-Antipolis. Il me paraissait intéressant de montrer comment le paysage traditionnellement voué aux loisirs qu'est l'ancienne Côte d'Azur, celle des princes russes et de la vieille aristocratie anglaise, celle de Picasso, de Braque et de Matisse, de Graham Greene et de Cyril Connolly, s'était transformé en un lieu dédié au travail. C'est pourtant ce qu'est devenu le sud de la France. Tous les anciens palaces sont devenus des centres de conférences. Dans un ascenseur, vous serez entouré d'un médecin suédois, d'un concessionnaire Volvo ou d'un mafieux russe, voilà ce qu'il reste de la Riviera internationale.

Pourquoi l'élément international était-il important?
J.G.B. Les changements que je décris s'appliquent partout dans le monde occidental. Jacques Médecin est un bandit, mais un bandit visionnaire. Il a très bien saisi que le futur de la Côte ne résidait plus dans les loisirs, que les gens s'envoleraient en charter aux Seychelles, aux Maldives ou en Amérique latine en vacances organisées. Il a transformé la Riviera en Silicon Valley et a très bien réussi son coup. J'étais allé une première fois dans la région avec mes parents en 1947 et depuis j'ai maintes fois visité l'endroit avec ma compagne. Le changement est effarant. Les gens là-bas ont un regard vraiment étrange. En dépit de tous les loisirs auxquels ils ont accès, à sept heures du soir ils rentrent pour regarder la télévision. Et pendant la journée, les gens sont assis aux terrasses des cafés comme s'ils étaient en partance, en train d'attendre le prochain avion.

Vous n'épargnez pas les Français dans votre roman. Non seulement vous assenez quelques vérités sur le racisme non assumé de nos dirigeants mais, en plus, vous localisez un enfer capitaliste dans une France qui s'est toujours voulue championne d'une globalisation modérée...
J.G.B. Oui, c'est vraiment désolant de voir que les Français ont accepté de construire EuroDisney à côté de Paris. Mais ce qui m'intéresse avant tout, c'est la nouvelle psychologie, la nouvelle éthique et le credo quasi religieux qui émanent de ces parcs d'activités.

Eden-Olympia est une utopie bien réelle.
J.G.B. Moi, j'adorerais! Je suis sûr que j'y serais très heureux. (Rires.) Effectivement, il me semble que c'est le nouveau monde qui nous attend. Je ne le verrai pas, mais c'est ce que mes petits-enfants connaîtront. En fait, ces microcosmes existent déjà, surtout aux Etats-Unis. Les parcs d'activités foisonnent dans les banlieues et constituent des communautés sous haute surveillance, hyperpolicées et repliées sur elles-mêmes. Il me semble dangereux qu'une élite professionnelle se retire de la société pour vivre en milieu clos parfaitement homogène.

Vous faites dire au psychiatre Wilder Penrose: «La psychopathologie est la seule liberté qui nous reste» ...
J.G.B. Dans une société totalement saine, la folie est la seule liberté. Trop de raison est étouffant. Quiconque a éduqué des enfants le sait. On ne peut les traiter avec la sagesse de Salomon. Je ne préconise aucunement la violence - je la déteste. Mais il faut une dose d'aspérité émotionnelle car une société aseptisée produit un besoin désespéré de chaos. On ne peut pas vivre dans une atmosphère d'école du dimanche.

... et «L'âme banlieusarde envahit la planète comme une épidémie mortelle» ...
J.G.B. La banlieue, du moins en Angleterre, est le baromètre du changement. La violence y est contenue et on s'y comporte à merveille. Je crois que nous vivons dans une société «surrégulée». Le degré de liberté qu'avaient mes parents était bien supérieur à celui dont jouissent les jeunes générations d'aujourd'hui. A peu près tous les domaines de notre vie sont normalisés: comment nourrir ses enfants, comment les élever, leur scolarisation. Enfant, je me souviens de jeux innocents consistant à franchir les murs mitoyens et à pénétrer chez le voisin. Aujourd'hui vous risquez de finir au tribunal pour mineurs. Tout est régulé et contrôlé: marcher dans la rue, conduire une voiture, etc. Et puis, il y a les polices intellectuelles, le «politically correct» qui surveille subrepticement nos comportements les plus intimes. Plus une société est civilisée et normée, moins elle a de choix moraux à faire. Aujourd'hui, le seul dilemme auquel on est confronté est le choix entre deux paires de baskets. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que cet ensemble de conventions, de régulations et de lois a toujours été perçu de façon positive, comme faisant partie des dernières contractions des Lumières. Les dictatures du futur seront obséquieuses et patelines plutôt qu'ouvertement violentes, elles seront douces mais sinistres.

Le monde d'Eden-Olympia est inquiétant car il est fondé sur des logiques post-freudiennes et rationnelles parfaitement acceptables. Poussées à bout, elles virent à un nouveau despotisme éclairé. N'êtes-vous pas allé trop loin?
J.G.B. On m'a toujours reproché d'aller trop loin! Eden-Olympia n'a plus les structures civiques et sociales qui contiennent d'habitude les déviances et les psychopathologies latentes. Par le passé, le regard social régulait l'expression de ces déviances. Mais, dans cette société du futur proche qu'est Eden-Olympia, le lien social s'est distendu, les gens sont esseulés, aliénés par des mécanismes invisibles qui les dépassent. Dans mon livre, le psychiatre Wilder Penrose exploite les pathologies des habitants du parc pour les revigorer et en fin de compte faire tourner la machine capitaliste. Il réveille en eux des désirs inconscients de violence, de racisme, de concupiscence, de pédophilie, etc. A mon sens, les multinationales qui pourvoient à la plupart de nos besoins ont bien compris que notre seuil de tolérance de l'ennui est de plus en plus bas et que les consommateurs se lassent très rapidement de tout ce qu'elles leur offrent. Elles tirent parti de déviances latentes pour que les individus se sentent à nouveau exister. C'est ce que nous voyons dans le domaine du sport ou dans l'industrie du spectacle. Hollywood joue ouvertement sur notre goût pour la violence et nos fantasmes de sexualité perverse. Cette manipulation pour nous maintenir actifs en tant que consommateurs est d'autant plus dangereuse qu'elle est inconsciente. Lors de la montée des fascismes dans les années 30, de Hitler ou de Mussolini, personne n'était conscient de participer à une idéologie folle. Une idéologie imposée d'en haut est plus facile à combattre qu'une idéologie soutenue par les masses, expression d'un désir collectif.

Pourquoi l'allusion récurrente à Alice au pays des merveilles?
J.G.B. Super-Cannes est à la fois merveilleux et cruel comme le monde créé par Lewis Carroll. Et puis, David Greenwood, le personnage de mon roman qui finit par se suicider lorsqu'il comprend qu'il a été manipulé par Eden-Olympia, se découvre des penchants pédophiles, comme ceux attribués à Carroll.

Est-ce une façon de dire que nous vivons dans une société aussi réprimée et décadente que l'ère victorienne?
J.G.B. L'ère victorienne était-elle si réprimée? Il y avait apparemment bien plus de prostitution qu'on ne veut le croire. A mon sens, la nature humaine est décadente. Je me permets une digression à ce propos. Lorsque Spielberg a adapté l'Empire du Soleil, tous les journalistes s'étonnaient de mon enfance extraordinaire. En fait, ma vie à Shanghai était typique de ce que vivait la plus grande partie de la planète et de ce qu'elle vit encore aujourd'hui. La guerre, la famine, les catastrophes naturelles, la maladie et la faim sévissent autant qu'au Moyen Age. Mon enfance n'a rien d'exceptionnel, ce sont les Etats-Unis et l'Europe qui figurent, encore aujourd'hui, l'exception. Je fais cette remarque pour souligner que nous avons tous un potentiel de violence et de cruauté tapi en nous. La plupart des individus ne sombrent pas dans un comportement antisocial par égoïsme, parce que cela n'est pas dans leur intérêt. Il suffit d'un rien pour que tout bascule dans une violence primitive.

A ce sujet, vous faites dire au psychiatre Penrose que «la violence est la poésie du XXIe siècle» ...
J.G.B. C'est une perspective effrayante! Mais, après tout, un pan de la production littéraire a exploré les liens entre l'érotisme, la violence et la mort. Que ce soient les tragédies de Shakespeare ou le théâtre d'Eschyle, la poésie de Rimbaud ou celle des surréalistes.

Dans votre roman, la serveuse d'une terrasse cannoise porte un T-shirt arborant une citation de Jean Baudrillard. Pourquoi ce clin d'œil?
J.G.B. Pour moi, c'était un signe de notoriété populaire que je lui souhaite. J'aime beaucoup son livre Amérique. Il décrit les Etats-Unis, son mobilier, ses aéroports et ses stations-service, sans jamais mentionner un Américain et fait de ce pays une grande pièce de pop art. Je pense qu'il comprendrait très bien la psychologie d'Eden-Olympia.

Paul Sinclair, le personnage qui tente de percer le mystère du suicide et les meurtres de David Greenwood, est ambigu. Il condamne Eden-Olympia, tout en étant mi-voyeur, mi-actif. Pourquoi?
J.G.B. Paul Sinclair est séduit comme tous les autres par le système. Il finit par vaincre sa tentation. Super-Cannes est aussi une histoire d'amour - Orphée et Eurydice, Ulysse et Pénélope - d'un homme qui tente de regagner l'amour perdu de sa femme. Jane n'est plus capable d'aimer car l'environnement du parc d'activités épuise toutes les relations amoureuses et érotiques. Il retrace les pas de David Greenwood sans sombrer dans la pathologie et, finalement, comme lui, décide de dénoncer la folie d'Eden-Olympia.

Dans votre œuvre, vous dénoncez les extrémismes des idéalismes bien-pensants - l'écologie, le féminisme, etc. Peut-on combattre les dérèglements décrits dans Super-Cannes?
J.G.B. Une révolution inconsciente devrait avoir lieu tôt ou tard, comme cela a été le cas dans l'ex-Union soviétique et dans les pays de l'Est. Les gens ne supportaient plus la dictature et les dirigeants ont dû s'en rendre compte. J'espère qu'un jour on se rebellera contre le pouvoir d'infantilisation de la culture américaine. Dans la négative, les perspectives sont plutôt lugubres.

Certains vous considèrent comme un écrivain nihiliste. L'êtes-vous?
J.G.B. Je suis plutôt de tempérament joyeux, même si mes lecteurs peuvent avoir une impression différente. Mes livres sont des romans à idées, des allégories qui peuvent fonctionner comme des mises en garde, dans la tradition, je l'espère, d'Aldous Huxley et de George Orwell. Quelqu'un qui installe un panneau routier «Attention virage dangereux» n'est pas forcément pessimiste. Il m'arrive de montrer un panneau «Attention virage dangereux - accélérer» en guise de test psychologique. Il peut révéler beaucoup chez le conducteur!

Depuis L'île de béton, vos livres composent une petite sociologie surréaliste. Comment l'environnement - l'urbanisme, l'architecture, la technologie et les médias - a-t-il modifié les relations humaines?
J.G.B. Le métro, les centres commerciaux, les embouteillages sont autant de lieux d'une nouvelle intimité concrète physiquement et abstraite psychologiquement. Les aéroports ou les villages-vacances constituent de bien étranges lieux de socialisation. I.G.H., roman situé dans une tour londonienne des années 70, montre comment cet univers fonctionnel de béton, d'acier et de verre facilite l'infantilisation et la barbarie. Ce roman s'est avéré étrangement prophétique. Dans Crash, j'explorais comment la culture de l'automobile des années 60 cristallise toute une fantasmagorie de la violence, de la mort, de la vitesse et de l'agressivité. Crash était une expérience psychologique effectuée sur moi-même et mon lecteur, une collision entre érotisme et accident de voiture. Dieu merci, cette allégorie n'est pas devenue réalité! Mais ce roman est aussi une histoire d'amour dans laquelle les fantasmes liés à la voiture permettent de régénérer un couple.

Vos vues se radicalisent dans Le massacre de Pangbourne où les enfants communiquent avec leurs parents par ordinateur et dans The Intensive Care Unit où l'on fait l'amour par écran télévisé interposé. Les nouvelles technologies ont-elles créé une nouvelle forme d'intimité?
J.G.B. Elles donnent naissance à une intimité vide, à une sexualité morte.

Super-Cannes et Crash dénoncent les mécanismes politiques, médiatiques et économiques qui transforment l'érotisme en pornographie. Vous paraissez ambigu à ce sujet. Vous condamnez les déviances et pourtant vous semblez dire qu'elles répondent à un besoin de transcendance et de spiritualité...
J.G.B. L'imaginaire sexuel pourvoit à tout, même au plus bizarre. Comme la sensibilité poétique. Les romans de Sade sont aussi des histoires d'amour. Les hommes ont besoin de rêver de la mort, car, à mon sens, elle entretient des liens forts avec l'amour et l'érotisme. Je vois l'accident de voiture comme un sacrement et mon roman Crash comme un livre de prières!

Vous identifiez-vous à vos personnages?
J.G.B. J'ai écrit Crash à la première personne et le narrateur porte mon nom. Il me semblait plus honnête de me projeter dans ce personnage puisque j'y explorais les liens entre l'érotisme et la mort. J'assume donc la responsabilité des fantasmes que je décris. Ce James Ballard n'est pas moi, même s'il fait partie de moi. De la même façon, dans Super-Cannes, je m'identifie en partie au démentiel Wilder Penrose ainsi qu'à Paul Sinclair. Chacun de mes personnages représente un moi alternatif.

«Plongez dans les éléments les plus destructifs», exhortait Conrad. La littérature vous semble-t-elle une activité dangereuse?
J.G.B. Les écrivains ont besoin de se tester, l'écriture étant un lieu d'exploration du Moi. La maxime de Conrad est d'autant plus valide aujourd'hui que l'on peut traverser la vie dans un parfait état d'autoanesthésie. Ecrire devrait être un acte dangereux. Peu d'écrivains prennent de risque, à mon sens!

Vous paraissez plus serein depuis vos deux romans d'inspiration autobiographique, Empire du Soleil et La bonté des femmes. A quoi attribuez-vous cette évolution?
J.G.B. J'ai commencé à écrire dans les années 50 des nouvelles de type spéculatif publiées dans des revues de science-fiction. J'ai longtemps été associé à ce genre car je partageais certaines de leurs préoccupations. J'étais hanté par des visions apocalyptiques car la menace nucléaire était très réelle à l'époque de la guerre froide, de la bombe H, de la crise des missiles de la baie des Cochons. La science n'était plus amie des humanités et source d'espoir. Mes livres reflétaient ces hantises. L'île de béton ne s'apparente plus à ce genre, je voulais surtout y montrer les changements culturels radicaux qui s'étaient opérés dans l'Angleterre de l'après-guerre. Mes livres, aujourd'hui, sont moins apocalyptiques car nous vivons une période plus stable. Les menaces pour la société sont plus abstraites, subtiles et ambiguës.

Certains thèmes reviennent dans vos livres comme des obsessions: le camp d'internement japonais en microcosme préfigurant l'Angleterre, les communautés apocalyptiques, les lieux abandonnés, les personnages comme acteurs sans rôle. L'écriture est-elle une pratique cathartique?
J.G.B. Ecrire a été pour moi une forme d'autoanalyse imaginative. Si je n'étais pas devenu écrivain, j'aurais sans doute été une personne très perturbée. Peut-être qu'en tant que médecin ou psychiatre, j'aurais été capable de me normaliser. Contrairement à ce qu'on imagine, j'ai une santé mentale robuste et je pense la devoir à l'écriture.

C'est pour cette raison qu'il y a tant de médecins et de psychiatres qui peuplent vos romans?
J.G.B. J'ai étudié la médecine avec le dessein de devenir psychiatre. A l'époque, mes motivations étaient très confuses. Je n'avais qu'un patient en tête, moi-même. J'ai abandonné mes études rapidement, mais j'espère en avoir gardé les habitudes d'esprit. Je pense que les hommes sont dangereusement malades et seule l'approche du pathologiste semble être valide. Je ne sais pas si Freud est un grand romancier plutôt qu'un scientifique. Et, si la psychanalyse comme thérapie n'est pas très probante, son œuvre reste une explication métaphorique du comportement humain très puissante au même titre que celle des anthropologues comme Frazer, Malinowski, etc.

Comment votre enfance en Chine et l'internement dans le camp de Lunghua ont-ils marqué votre œuvre?
J.G.B. Les trois années que j'y ai passées, de douze à quinze ans, m'ont rendu très indépendant, ce qui est positif pour un écrivain. Je vivais dans une toute petite pièce avec mes parents et ils n'avaient qu'une envie, c'était de m'en voir sortir. Quant à moi, j'adorais errer dans le camp comme dans un bidonville et aller à la recherche de nourriture. Et puis, voir ses parents impuissants et terrifiés les démystifie. Je me suis éloigné d'eux simplement parce que l'affection familiale ne pouvait s'exprimer dans ces baraquements surpeuplés. Je me sentais très seul et c'est pourquoi dans l'Empire du Soleil j'ai fait de Jim un orphelin de guerre. Cela me paraissait plus juste psychologiquement. De la même façon, beaucoup d'internés étaient persuadés d'avoir vu l'éclair gigantesque de Nagasaki. Vrai ou pas, il nous hantait. Curieusement, je n'avais que de bons souvenirs du camp qui représentait pour moi une expérience communautaire heureuse. Je ne voulais pas que la guerre se termine et j'ai quitté le camp à contrecœur.

Et Shanghai?
J.G.B. Shanghai était une ville de médias peuplée de radios. J'en garde des souvenirs surréalistes. Notamment d'une première de Notre-Dame de Paris où une allée d'honneur avait été formée de bossus nains. Comme si la ville était un théâtre bien plus spectaculaire que le film hollywoodien. Et puis, je me souviens des actualités filmées de la BBC qui étaient en complet décalage avec notre guerre sino-japonaise qui avait débuté en 1937. J'avais onze ans lors de Pearl Harbor. Le lendemain j'étais allé voir mon meilleur ami, mais il avait disparu sans nouvelles, abandonnant une maison vide mais intacte. J'ai très tôt réalisé que tout pouvait basculer d'un jour à l'autre sans raison, que l'on ne pouvait se fier aux apparences. J'ai alors pris la résolution de traiter la réalité comme un film où nous sommes tous des acteurs ne sachant pas quel «script» nous attend!

Vous dites dans La bonté des femmes que vous avez tenté toute votre vie de comprendre ces années-là.
J.G.B. La guerre m'a façonné. Je ne suis pas satisfait de la réalité qu'on nous présente, elle me paraît toujours mensongère. C'est la raison pour laquelle j'écris encore à mon âge. Peut-être ai-je besoin d'une autre guerre! J'espère que non!

Spielberg a tourné l'Empire du Soleil en partie près de Shepperton. Une étrange coïncidence, non?
J.G.B. D'autant plus que mes voisins avaient été recrutés comme figurants pour jouer mes voisins de Shanghai! C'était comme si je m'étais installé à Shepperton sachant que quarante ans plus tard j'écrirais un livre sur mon enfance chinoise qui serait porté à l'écran.

Vous sentez-vous proche des peintres surréalistes?
J.G.B. Les tableaux de Dalí, d'Ernst et de Magritte, que j'ai vus pour la première fois après mon arrivée en Angleterre, m'ont immédiatement rappelé Shanghai. La guerre a pour effet de tout disloquer. Après un bombardement, les paysages sont surréalistes. Les meubles se retrouvent dans la rue, un bout de fauteuil dans un arbre. La logique de guerre est la même que celle des tableaux surréalistes: celle de défaire le monde pour le recomposer ensuite, comme un collage. Et il me semble parfois que ce monde recomposé est plus réel!

Vous aimez à citer Odilon Redon pour qui le surréalisme «place les logiques du visible au service de l'invisible». Comment cette formule définit-elle votre esthétique radicale?
J.G.B. Redon résume parfaitement l'entreprise surréaliste et définit comment elle diffère des fantaisies incontrôlées. L'imaginaire surréaliste est tempéré par les contraintes de la réalité. La méthode paranoïaque-critique de Dalí en est un exemple. Les fantasmes s'expriment à travers le prisme de la rationalité.

Pourquoi restez-vous à Shepperton?
J.G.B. C'est un excellent poste d'observation. Tous les changements sociaux prennent corps dans la banlieue parce que les gens disposent d'un revenu plus élevé et qu'ils sont à la fois plus libres et plus seuls. La télévision, l'échangisme, le fast-food, les locations vidéo et la culture d'aéroport ont d'abord fleuri en banlieue. Le décor et l'ameublement ne comptent pas pour moi. Mes filles se plaignent souvent du fait que je suis complètement non matérialiste.

Vous sentez-vous chez vous en Angleterre?
J.G.B. Non, pas du tout. Je n'ai toujours pas accusé le coup, depuis mon arrivée en 1946. C'est un pays à l'âme grise, perdu dans son passé, prisonnier d'un système de classes grotesque. Nous sommes la tribu perdue de l'Europe. De temps en temps, je retourne à la gare, mais le train de retour pour Shanghai n'est toujours pas arrivé. Dommage!

Super-Cannes
J.G. Ballard
Fayard
Traduit de l'anglais par Philippe Delamare.
426 pages.
Prix : 21,04 € / 138 FF.

J.G. Ballard

Critique
La course au paradis
octobre 1995
Entretien
J.G. Ballard, le visionnaire
février 2005
Entretien
Questionnaire de Proust : J.G. Ballard
mars 2006
Extrait
Que notre règne arrive
avril 2007
Portrait
mai 2009




Alpha 60













Alpha 60, c'est le nom de l'ordinateur qui contrôle la ville d'Alphaville, dans le film de Jean-Luc Godard. C'es aussi une marque de vêtements et d'accessoires "Alpha 60", je conseille le porte-monnaie "Alpha 60" à 40 $...



Friday, May 08, 2009

Georges Orwell à l'assemblée nationale



Qui contrôlera le futur ?


Nous, le peuple de la science-fiction, auteurs, traducteurs, illustrateurs, critiques et chroniqueurs, essayistes, libraires, blogueurs, éditeurs et directeurs de collection, tenons à exprimer par ce texte notre opposition à la loi Création et Internet.

C'est un truisme de dire que la science-fiction se préoccupe de l'avenir et que nombre de ses acteurs ont dénoncé les dérives possibles, voire probables, des sociétés industrielles et technologiques ; le nom de George Orwell vient spontanément aux lèvres, mais aussi ceux de John Brunner, Norman Spinrad, Michel Jeury, J.-G. Ballard, Frederik Pohl & Cyril M. Kornbluth, et bien d'autres encore.

La science-fiction sait déceler les germes de ces dérives dans le présent, car c'est bien du présent que rayonnent les avenirs possibles, et c'est au présent que se décide chaque jour le monde de demain.

La méfiance face aux nouveaux développements technologiques et aux changements sociaux qui en résultent, la peur de l'avenir et le désir de contrôle d'une société obnubilée par un discours sécuritaire… tout cela a déjà été abordé par la science-fiction, et s'il est une chose dont elle a permis de prendre conscience, c'est que les technosciences et leurs développements sont la principale cause de changement dans nos sociétés modernes. De ces changements en cours ou en germe, nul ne peut prévoir les retombées mais on sait aussi qu'élever des barrières ou des murs n'amène qu'à les voir tomber un jour, de manière plus ou moins brutale. Aussi, plutôt qu'interdire, la sagesse, mais aussi le réalisme, devrait inciter à laisser libre cours à la liberté d'innover et de créer. Le futur qu'il nous faut inventer chaque jour ne doit pas être basé sur la peur, mais sur le partage et le respect.

La loi Création et Internet, rejetée le 9 avril dernier à l'Assemblée nationale, doit être de nouveau soumise à la fin du mois à la représentation nationale.

Cette loi, dont on nous affirme qu'elle défendra les droits des artistes et le droit d'auteur en général, nous apparaît surtout comme un cheval de Troie employé pour tenter d'établir un contrôle d'Internet, constituant par là même une menace pour la liberté d'expression dans notre pays.

Les artistes, les créateurs, tous ces acteurs de la culture sans qui ce mot serait vide de sens, se retrouvent instrumentalisés au profit d'une loi qui, rappelons-le, contient des mesures telles que le filtrage du Net, l'installation de mouchards sur les ordinateurs des particuliers, la suspension de l'abonnement à Internet sans intervention d'un juge et sur la base de relevés d'IP (dont le manque de fiabilité a depuis longtemps été démontré) effectués par des sociétés privées et l'extension de mesures prévues à l'origine pour les services de police luttant contre le terrorisme à l'échange non autorisé de fichiers entre particuliers.

Profondément attachés au droit d'auteur, qui représente l'unique ou la principale source de revenus pour nombre des travailleurs intellectuels précaires que nous comptons dans nos rangs, nous nous élevons contre ceux qui le brandissent à tout bout de champ pour justifier des mesures de toute façon techniquement inapplicables, certainement dangereuses, dont le potentiel d'atteinte aux libertés n'est que trop évident aux yeux de ceux qui, comme nous, pratiquent quotidiennement dans le cadre de leur travail l'expérience de pensée scientifique, politique et sociale qui est au cœur de la science-fiction.

Également conscients de l'intérêt et de la valeur des communautés créatives, nous nous élevons aussi contre les dangers que cette loi fait peser sur le monde de la culture diffusée et partagée sous licence libre, qui constitue une richesse accessible à tous.

Internet n'est pas le chaos, mais une œuvre collective, où aucun acteur ne peut exiger une position privilégiée, et c'est une aberration de légiférer sur des pratiques nées de la technologie du XXIe siècle en se basant sur des schémas issus du XIXe siècle, songez-y.

Car l'avenir est notre métier.


Wednesday, April 29, 2009

God is everywhere















www.god.tv

La plate-forme numérique de GlobeCast sur HOT BIRD à 13°E offre à The GOD Channel un accès instantané à la plus grande communauté DTH du monde.


GlobeCast, leader mondial de la transmission par satellite, a annoncé aujourd’hui la disponibilité de la chaîne de télévision chrétienne The GOD Channel sur la plate-forme numérique HOT BIRD de GlobeCast. The GOD Channel est désormais accessible aux 95 millions de foyers recevant HOT BIRD à travers l’Europe, l’Afrique du Nord, le Proche et le Moyen-Orient, dont les 1,3 million de foyers abonnés au bouquet numérique TPS en France.
GlobeCast est le premier fournisseur mondial de services de transmission et de production audiovisuelle et Internet par satellite pour les broadcasters, les entreprises et les fournisseurs d’accès Internet.

Porte-étendard de GOD TV et leader européen des chaînes familiales d’inspiration chrétienne, The GOD Channel propose un mélange de programmes de divertissement, de musique et d’offices religieux, 24h/24. De nombreux évangélistes mondialement renommés interviennent sur The GOD Channel.

La chaîne propose des actualités, des documentaires, des talk shows, des variétés, des films ainsi que des programmes pour enfants. GOD TV produit des programmes originaux et diffuse également des productions chrétiennes issues du monde entier, en plusieurs langues.

The GOD Channel est disponible dans la quasi-totalité des pays du monde via le satellite, le câble, la distribution terrestre ou l’Internet par le biais du streaming sur le site web www.god.tv
A travers sa plate-forme HOT BIRD à 13°E, GlobeCast offre à The GOD Channel un accès instantané à la plus grande communauté DTH ("Direct to Home") du monde.

GlobeCast fournit à la chaîne chrétienne un canal de distribution de bout en bout, 24h/24, 7j/7, incluant le turnaround du signal depuis EurAsiaSat, sur le téléport GlobeCast de Londres, le relais du signal de Londres jusqu’à Paris via le réseau fibre optique ATM de GlobeCast ainsi que l’émission vers HOT BIRD.

En plus de la diffusion sur HOT BIRD, GlobeCast distribue GOD Channel en Grande-Bretagne et en Irlande via sa plate-forme EUROBIRD, ainsi qu’en Espagne via sa plate-forme Hispasat 1B.
Filiale de France Télécom, GlobeCast (www.globecast.com) est le leader mondial des services de transmission par satellite pour les broadcasters professionnels, les réseaux multimédia d'entreprise et la diffusion de contenus Internet.

Grâce à ses 15 téléports implantés en Europe, en Amérique, en Asie, en Australie, au Moyen-Orient et en Afrique, GlobeCast offre une gamme complète de solutions de diffusion par satellite, notamment la distribution de chaînes TV, la diffusion sécurisée de contenus Internet, le webcasting, la distribution de "news", la diffusion directe, la régie de diffusion, le backhaul de programmes sportifs, la production mobile d'événements spéciaux et la distribution audio.

Friday, April 24, 2009

Monday, April 20, 2009

CCCCCCCCCCCCCCRRRRRRRRRRAAAAAAAAAAASSSSSSSSSSHHHHHHHHHHHHHHHH!

=== Alerte Google Web : J.G Ballard ===

Le dernier Crash de J.G. Ballard - Libération
19 avr 2009 ... L'écrivain britannique, sondeur de nos psychoses
contemporaines, est décédé dimanche à 78 ans.


L'écrivain J.G. Ballard est mort - Carnet - Le Monde.fr
19 avr 2009 ... Le Monde.fr - L'écrivain britannique est mort, dimanche,
des suites d'une longue maladie.


Mort de l’écrivain britannique J.G. Ballard - Livres - France 2 ...
19 avr 2009 ... L’écrivain britannique JG Ballard, auteur de ”Crash”
ou de ”Empire du soleil”, est mort dimanche à l’âge de 78 ans -
France2.fr ...


JG Ballard, one step outside - LA BLOGOTHEQUE
On aurait bien du mal à lister toutes les chansons inspirées par les
nouvelles et romans de JG Ballard, grand pourvoyeur en névroses (...)


Décès de l'écrivain J.G. Ballard
L'écrivain britannique James Graham Ballard, auteur du livre l'Empire du
soleil qui avait été adapté au cinéma par Steven Spielberg, est
décédé dimanche à ...


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J.G Ballard 1930/2009

L'écrivain anglais James Graham Ballard vient de mourir. Il vivait depuis plus de 40 ans dans la même petite ville de Shepperton, dans la banlieue de Londres.
J'ai passé à une certaine époque beaucoup de temps avec l'auteur de "Crash" et de "Empire du Soleil". A travers mes lectures, et en particulier les deux très belles autobiographies écrites dans les années 70 : "Empire du soleil" et "La bonté des femmes". J'ai ensuite essayé de retracer les expériences les plus marquantes de sa vie, dans un film de 40 mins "L'oracle de Shepperton", qui existe également en version web interactive sur le site de Arte.tv, mis en forme par Panoplie.
















































Quelques liens :

Par ici
Un portrait paru dans le Monde des Livres
par Raphaelle Rerolle en 2006

Le site incontournable de Simon Sellars en Australie "Ballardian".

L'aventure multimédia créé pour le site Internet de Arte : "L'oracle de Shepperton".

Le film réalisé en 2007 : "L'oracle de Shepperton".

Monday, April 06, 2009

A perfect wold



SYNOPSIS
Somethings happening deep in the heartland of America. Some folks are starting to call Fairfield, Iowa the Midwestern Stepford. A few locals claim theres a creepy cult slowly taking control of their comfortable small town. Even the County Commissioners are saying, We really dont know whats going on here.

But a legendary Hollywood director and the local school hes teamed up with know exactly whats up in Fairfield.

SCHOOL OF THOUGHT 2009
Produced and Directed by Tony Perri

Watch the first eight-minutes of the film here:
http://www.perripictures.com

To purchase the DVD go to: http://www.amazon.com/gp/product/B001...

Tuesday, March 31, 2009

Decency/Few years ago





Il y a quelques années quand le web n'était pas encore marchand, je me souviens de la belle bataille sauvage à propos du Communication Decency Act (DCA). Nous avions alors conservé le droit de dire "fuck" sur une page web. Ne pas oublier le texte écrit par John Perry Barlow à l'époque "La déclaration d'indépendance du Cyberespace" et ses heureuses conséquences.



Déclaration d'indépendance du Cybermonde
par John Perry Barlow

<barlow@eff.org>

HIER, le grand invertébré de la Maison-Blanche a apposé son sceau sur la loi de «réforme» des télécommunications de 1996 (1), tandis que Tipper Gore prenait des photographies numériques de l'événement pour les faire figurer dans un livre intitulé: Vingt-quatre heures dans le cyberespace.

On m'avait demandé de participer, moi aussi, à la rédaction de ce livre en écrivant un texte pour la circonstance. Étant donné le monstrueux traitement que cette loi se propose d'infliger au Net, j'ai décidé que le moment était aussi bien choisi qu'un autre pour apporter un peu d'eau au moulin virtuel.

Après tout, la loi sur la «réforme» des télécommunications (2), adoptée par le Sénat avec seulement cinq voix contre, rend illégal et passible d'une amende de 250 000 dollars le fait de dire «merde» en ligne ou n'importe lequel des sept autres gros mots (3) qu'il est interdit de prononcer dans les médias; ou encore de parler explicitement de l'avortement, ou d'évoquer les diverses fonctions corporelles autrement qu'en termes strictement cliniques.

Cette loi tente de soumettre la conversation dans le cyberespace à des contraintes plus sévères que celles actuellement en vigueur dans la caféteria du Sénat, où j'ai eu l'occasion de dîner plusieurs fois et où j'ai toujours entendu des représentants du Sénat des États-Unis d'Amérique parler en employant des expressions fort colorées et indécentes.

Ce projet de loi a été mis en oeuvre contre nous par des gens qui n'ont pas la moindre idée de ce que nous sommes, ni de la nature de nos conversations. Comme le dirait mon cher ami Louis Rossetto, rédacteur en chef de Wired (4), «c'est comme si des analphabètes venaient vous dire ce qu'il faut lire».

Eh bien, qu'ils aillent se faire foutre.

Ou, plus exactement, qu'ils sachent que nous prenons congé d'eux. Ils ont déclaré la guerre au cyberespace; montrons-leur combien nous pouvons être astucieux, déroutants et puissants pour nous défendre.

J'ai écrit un texte (d'une solennité de circonstance) qui, je l'espère, deviendra l'un des nombreux moyens susceptibles d'y contribuer. Si vous le jugez utile, j'espère que vous le diffuserez aussi largement que possible. Vous pouvez retirer mon nom si cela vous arrange; je ne me soucie vraiment pas d'être mentionné.

J'espère bien, en revanche, que ce cri va résonner dans le cyberespace, en se modifiant, en grandissant et en se dupliquant, jusqu'à ce qu'il devienne un énorme vacarme, à la mesure de cette loi imbécile qu'ils viennent de préparer contre nous.

Je vous donne uneŠ

DECLARATION D'INDEPENDANCE DU CYBERESPACE (5)

Gouvernements du monde industriel, géants fatigués de chair et d'acier, je viens du cyberespace, nouvelle demeure de l'esprit. Au nom de l'avenir, je vous demande, à vous qui êtes du passé, de nous laisser tranquilles. Vous n'êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n'avez aucun droit de souveraineté sur nos lieux de rencontre.

Nous n'avons pas de gouvernement élu et nous ne sommes pas près d'en avoir un, aussi je m'adresse à vous avec la seule autorité que donne la liberté elle-même lorsqu'elle s'exprime. Je déclare que l'espace social global que nous construisons est indépendant, par nature, de la tyrannie que vous cherchez à nous imposer. Vous n'avez pas le droit moral de nous donner des ordres et vous ne disposez d'aucun moyen de contrainte que nous ayons de vraies raisons de craindre.

Les gouvernements tirent leur pouvoir légitime du consentement des gouvernés. Vous ne nous l'avez pas demandé et nous ne vous l'avons pas donné. Vous n'avez pas été conviés. Vous ne nous connaissez pas et vous ignorez tout de notre monde. Le cyberespace n'est pas borné par vos frontières. Ne croyez pas que vous puissiez le construire, comme s'il s'agissait d'un projet de construction publique. Vous ne le pouvez pas. C'est un acte de la nature et il se développe grâce à nos actions collectives.

Vous n'avez pas pris part à notre grande conversation, qui ne cesse de croître, et vous n'avez pas créé la richesse de nos marchés. Vous ne connaissez ni notre culture, ni notre éthique, ni les codes non écrits qui font déjà de notre société un monde plus ordonné que celui que vous pourriez obtenir en imposant toutes vos règles.

Vous prétendez que des problèmes se posent parmi nous et qu'il est nécessaire que vous les régliez. Vous utilisez ce prétexte pour envahir notre territoire. Nombre de ces problèmes n'ont aucune existence. Lorsque de véritables conflits se produiront, lorsque des erreurs seront commises, nous les identifierons et nous les réglerons par nos propres moyens. Nous établissons notre propre contrat social. L'autorité y sera définie selon les conditions de notre monde et non du vôtre. Notre monde est différent.

Le cyberespace est constitué par des échanges, des relations, et par la pensée elle-même, déployée comme une vague qui s'élève dans le réseau de nos communications. Notre monde est à la fois partout et nulle part, mais il n'est pas là où vivent les corps.

Nous créons un monde où tous peuvent entrer, sans privilège ni préjugé dicté par la race, le pouvoir économique, la puissance militaire ou le lieu de naissance.

Nous créons un monde où chacun, où qu'il se trouve, peut exprimer ses idées, aussi singulières qu'elles puissent être, sans craindre d'être réduit au silence ou à une norme.

Vos notions juridiques de propriété, d'expression, d'identité, de mouvement et de contexte ne s'appliquent pas à nous. Elles se fondent sur la matière. Ici, il n'y a pas de matière.

Nos identités n'ont pas de corps; ainsi, contrairement à vous, nous ne pouvons obtenir l'ordre par la contrainte physique. Nous croyons que l'autorité naîtra parmi nous de l'éthique, de l'intérêt individuel éclairé et du bien public. Nos identités peuvent être réparties sur un grand nombre de vos juridictions. La seule loi que toutes les cultures qui nous constituent s'accordent à reconnaître de façon générale est la Règle d'Or (6). Nous espérons que nous serons capables d'élaborer nos solutions particulières sur cette base. Mais nous ne pouvons pas accepter les solutions que vous tentez de nous imposer.

Aux États-Unis, vous avez aujourd'hui créé une loi, la loi sur la réforme des télécommunications, qui viole votre propre Constitution et représente une insulte aux rêves de Jefferson, Washington, Mill, Madison, Tocqueville et Brandeis (7). Ces rêves doivent désormais renaître en nous.

Vous êtes terrifiés par vos propres enfants, parce qu'ils sont les habitants d'un monde où vous ne serez jamais que des étrangers. Parce que vous les craignez, vous confiez la responsabilité parentale, que vous êtes trop lâches pour prendre en charge vous-mêmes, à vos bureaucraties. Dans notre monde, tous les sentiments, toutes les expressions de l'humanité, des plus vils aux plus angéliques, font partie d'un ensemble homogène, la conversation globale informatique. Nous ne pouvons pas séparer l'air qui suffoque de l'air dans lequel battent les ailes.

En Chine, en Allemagne, en France, en Russie, à Singapour, en Italie et aux États-Unis (8), vous vous efforcez de repousser le virus de la liberté en érigeant des postes de garde aux frontières du cyberespace. Ils peuvent vous préserver de la contagion pendant quelque temps, mais ils n'auront aucune efficacité dans un monde qui sera bientôt couvert de médias informatiques.

Vos industries de l'information toujours plus obsolètes voudraient se perpétuer en proposant des lois, en Amérique et ailleurs, qui prétendent définir des droits de propriété sur la parole elle-même dans le monde entier. Ces lois voudraient faire des idées un produit industriel quelconque, sans plus de noblesse qu'un morceau de fonte. Dans notre monde, tout ce que l'esprit humain est capable de créer peut être reproduit et diffusé à l'infini sans que cela ne coûte rien. La transmission globale de la pensée n'a plus besoin de vos usines pour s'accomplir.

Ces mesures toujours plus hostiles et colonialistes nous mettent dans une situation identique à celle qu'ont connue autrefois les amis de la liberté et de l'autodétermination, qui ont eu à rejeter l'autorité de pouvoirs distants et mal informés. Nous devons déclarer nos subjectivités virtuelles étrangères à votre souveraineté, même si nous continuons à consentir à ce que vous ayez le pouvoir sur nos corps. Nous nous répandrons sur la planète, si bien que personne ne pourra arrêter nos pensées.

Nous allons créer une civilisation de l'esprit dans le cyberespace. Puisse-t-elle être plus humaine et plus juste que le monde que vos gouvernements ont créé.

Davos (Suisse), le 8 février 1996.

John Perry Barlow, Cognitive Dissident Co-Founder, Electronic Frontier Foundation Home (stead) Page: http://www.eff.org /~barlow Message Service: 800/634-3542 Barlow in Meatspace Today (until Feb 12): Cannes, France Hotel Martinez: (33) 92 98 73 00, Fax: (33) 93 39 67 82 Coming soon to: Amsterdam 2/13-14, Winston-Salem 2/15, San Francisco 2/16-20, San Jose 2/21, San Francisco 2/21-23, Pinedale, Wyoming¶.

**************************In Memoriam, Dr. Cynthia Horner et Jerry Garcia ***********************

Seule l'erreur a besoin d'un soutien gouvernemental.La vérité sait se défendre elle-même. Thomas Jefferson, Notes sur la Virginie.¶

Notes

*N.d.e. Article posté depuis Davos en Suisse dans un forum de discussion le 9 février 1996.Le message original est archivé à l'adresse suivante: www.eff.org/pub/Publications/John_Perry_Barlow/barlow_0296.declaration.Traduit par Jean-Marc Mandosio.

1.N.d.e.Loi de libéralisation du secteur des télécommunications. (R)

2.N.d.e.Le Communications Decency Act (CDA), intégré au Telecommunication Act, visait à censurer certains contenus offensants. De nombreux articles et liens sur cette loi sont disponibles sur le site web de l'Electronic Frontier Foundation (R)

3.N.d.e.Shit, piss, fuck, cunt, cocksucker, motherfucker, et tits. En français châtié: merde, pisse, niquer, chatte, suceur de bite, enculeur de maman, nichons. Un jugement de la Cour suprême datant de 1978 interdisait d'utiliser ces mots à la radio ou à la télévision. Le CDA visait à étendre cette interdiction à l'Internet. (R)

4.Wired:Mensuel américain de la cyberculture largement financé par les géants de l'informatique (R)

5.N.d.e.Barlow, très imprégné par les valeurs de la culture américaine, fait ici explicitement référence à la Déclaration d'indépendance américaine. Sa perception du cybermonde est, au sens propre, celle d'un Nouveau Monde. (R)

6.N.d.e.Barlow fait ici référence à la Netiquette, qui est une sorte de code de déontologie que se sont donnés les internautes : voir Lexique pp.482-483. (R)

7.N.d.e.Les hauts cris de Barlow, et d'autres défenseurs des libertés publiques, ont porté leurs fruits: en juin 1997, après plusieurs mois de bataille juridique, la Cour suprême a jugé la partie du Telecommunications Act concernant l'expression sur l'Internet incompatible avec le premier amendement de la Constitution américaine. (R)

8.N.d.e.Tous ces pays tentaient de contrôler les communications sur l'Internet, d'une manière ou d'une autre et avec plus moins de fermeté, à l'époque où John Perry Barlow a écrit sa «Déclaration d'indépendance». (R)