Villa à vendre dans la ville de Super-Cannes
J.G. Ballard par Henriette Korthals-Altes Lire, juillet 2001 / août 2001
Du Shanghai perdu de son enfance il ne se console pas. Le jeune garçon de l'Empire du Soleil serait devenu psychiatre s'il n'avait choisi la catharsis de l'écriture. Pour autant, les dérives du monde moderne ne cessent de l'inquiéter, comme en témoigne son dernier-né Super-Cannes. Au bout de la ligne d'un train de la banlieue de Londres, là où le tissu de maisonnettes plus ou moins cossues se distend, il y a le mythique Shepperton, la petite ville-dortoir où vit James Graham Ballard. Il y a bien une Ford grise garée dans son jardinet, mais elle n'a rien des voitures fétiches et stylisées qui peuplent ses romans. L'auteur de Crash conduit, mais une voiture plutôt familiale. Sa maison est miraculeusement modeste; linos, rideaux et moquettes y sont des vestiges des années soixante. C'est dans ce quasi-non-lieu que J.G. Ballard a rédigé, depuis plus de quarante ans, une œuvre radicale, iconoclaste, inattendue et provocante. C'est là aussi que, veuf à trente-cinq ans, il a élevé, seul, ses trois enfants. Martin Amis, un de ses fidèles admirateurs, s'était toujours demandé ce que l'auteur voyait en regardant par la fenêtre. «Tout ce qu'il veut», conclut-il après lui avoir rendu visite. A l'évidence, Ballard ne se soucie guère des contingences matérielles. Se faire copier deux tableaux de Delvaux est le seul luxe qu'il s'est permis après le succès de l'Empire du Soleil.
Douce ironie ballardienne, ces copies ressuscitant des chefs-d'œuvre détruits pendant le Blitz sont de vrais faux dont les originaux n'existent plus. Ballard, lui, est d'une affabilité désuète et d'un enthousiasme bonhomme. Il vous sert une tasse de thé et un whisky-soda dans le bric-à-brac d'une cuisine où se mélangent allégrement torchons et serviettes. Il parle de ses livres avec une clarté parfois didactique mais refuse d'en rationaliser les contradictions. Puis il conclut par un sourire à la fois amusé et énigmatique, comme pour s'excuser d'avoir trop parlé. On se demande alors d'où émane cette œuvre noire et visionnaire.
Super-Cannes, son dernier roman en forme de thriller politico-philosophique, met en scène les dérèglements de notre société aseptisée, où «le travail est le jeu suprême et le jeu le travail ultime». Eden-Olympia, parc scientifique hautement surveillé, simulacre de Sophia-Antipolis, située sur les hauteurs de Cannes, revêt les apparences d'un Eden sans serpent. Ballard nous mène de l'autre côté du miroir. Un psychiatre y exploite les psychopathologies latentes pour redynamiser les cadres surmenés et maintenir la machine capitaliste.
C'est du Orwell du troisième millénaire. Attention, les objets dans ce miroir sont parfois plus proches qu'ils ne le semblent!
Pourquoi avez-vous situé l'action de votre roman sur la Côte d'Azur, au cœur de notre vieille Europe, qui plus est dans un paysage habité de références littéraires et artistiques? J.G. Ballard. Dans Super-Cannes, j'ai voulu explorer la psychologie des parcs d'activités high-tech qui rassemblent des filiales de toutes les multinationales et sont peuplés exclusivement de cadres de haut vol. Ce qui m'intéressait était de voir l'évolution d'une société, faite de déracinés, où le lien social est uniquement professionnel et la stabilité uniquement financière. En visitant la Côte d'Azur, j'avais été particulièrement intrigué par cette technopole qu'est Sophia-Antipolis. Il me paraissait intéressant de montrer comment le paysage traditionnellement voué aux loisirs qu'est l'ancienne Côte d'Azur, celle des princes russes et de la vieille aristocratie anglaise, celle de Picasso, de Braque et de Matisse, de Graham Greene et de Cyril Connolly, s'était transformé en un lieu dédié au travail. C'est pourtant ce qu'est devenu le sud de la France. Tous les anciens palaces sont devenus des centres de conférences. Dans un ascenseur, vous serez entouré d'un médecin suédois, d'un concessionnaire Volvo ou d'un mafieux russe, voilà ce qu'il reste de la Riviera internationale. Pourquoi l'élément international était-il important? J.G.B. Les changements que je décris s'appliquent partout dans le monde occidental. Jacques Médecin est un bandit, mais un bandit visionnaire. Il a très bien saisi que le futur de la Côte ne résidait plus dans les loisirs, que les gens s'envoleraient en charter aux Seychelles, aux Maldives ou en Amérique latine en vacances organisées. Il a transformé la Riviera en Silicon Valley et a très bien réussi son coup. J'étais allé une première fois dans la région avec mes parents en 1947 et depuis j'ai maintes fois visité l'endroit avec ma compagne. Le changement est effarant. Les gens là-bas ont un regard vraiment étrange. En dépit de tous les loisirs auxquels ils ont accès, à sept heures du soir ils rentrent pour regarder la télévision. Et pendant la journée, les gens sont assis aux terrasses des cafés comme s'ils étaient en partance, en train d'attendre le prochain avion. Vous n'épargnez pas les Français dans votre roman. Non seulement vous assenez quelques vérités sur le racisme non assumé de nos dirigeants mais, en plus, vous localisez un enfer capitaliste dans une France qui s'est toujours voulue championne d'une globalisation modérée... J.G.B. Oui, c'est vraiment désolant de voir que les Français ont accepté de construire EuroDisney à côté de Paris. Mais ce qui m'intéresse avant tout, c'est la nouvelle psychologie, la nouvelle éthique et le credo quasi religieux qui émanent de ces parcs d'activités. Eden-Olympia est une utopie bien réelle. J.G.B. Moi, j'adorerais! Je suis sûr que j'y serais très heureux. (Rires.) Effectivement, il me semble que c'est le nouveau monde qui nous attend. Je ne le verrai pas, mais c'est ce que mes petits-enfants connaîtront. En fait, ces microcosmes existent déjà, surtout aux Etats-Unis. Les parcs d'activités foisonnent dans les banlieues et constituent des communautés sous haute surveillance, hyperpolicées et repliées sur elles-mêmes. Il me semble dangereux qu'une élite professionnelle se retire de la société pour vivre en milieu clos parfaitement homogène. Vous faites dire au psychiatre Wilder Penrose: «La psychopathologie est la seule liberté qui nous reste» ... J.G.B. Dans une société totalement saine, la folie est la seule liberté. Trop de raison est étouffant. Quiconque a éduqué des enfants le sait. On ne peut les traiter avec la sagesse de Salomon. Je ne préconise aucunement la violence - je la déteste. Mais il faut une dose d'aspérité émotionnelle car une société aseptisée produit un besoin désespéré de chaos. On ne peut pas vivre dans une atmosphère d'école du dimanche. ... et «L'âme banlieusarde envahit la planète comme une épidémie mortelle» ... J.G.B. La banlieue, du moins en Angleterre, est le baromètre du changement. La violence y est contenue et on s'y comporte à merveille. Je crois que nous vivons dans une société «surrégulée». Le degré de liberté qu'avaient mes parents était bien supérieur à celui dont jouissent les jeunes générations d'aujourd'hui. A peu près tous les domaines de notre vie sont normalisés: comment nourrir ses enfants, comment les élever, leur scolarisation. Enfant, je me souviens de jeux innocents consistant à franchir les murs mitoyens et à pénétrer chez le voisin. Aujourd'hui vous risquez de finir au tribunal pour mineurs. Tout est régulé et contrôlé: marcher dans la rue, conduire une voiture, etc. Et puis, il y a les polices intellectuelles, le «politically correct» qui surveille subrepticement nos comportements les plus intimes. Plus une société est civilisée et normée, moins elle a de choix moraux à faire. Aujourd'hui, le seul dilemme auquel on est confronté est le choix entre deux paires de baskets. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que cet ensemble de conventions, de régulations et de lois a toujours été perçu de façon positive, comme faisant partie des dernières contractions des Lumières. Les dictatures du futur seront obséquieuses et patelines plutôt qu'ouvertement violentes, elles seront douces mais sinistres. Le monde d'Eden-Olympia est inquiétant car il est fondé sur des logiques post-freudiennes et rationnelles parfaitement acceptables. Poussées à bout, elles virent à un nouveau despotisme éclairé. N'êtes-vous pas allé trop loin? J.G.B. On m'a toujours reproché d'aller trop loin! Eden-Olympia n'a plus les structures civiques et sociales qui contiennent d'habitude les déviances et les psychopathologies latentes. Par le passé, le regard social régulait l'expression de ces déviances. Mais, dans cette société du futur proche qu'est Eden-Olympia, le lien social s'est distendu, les gens sont esseulés, aliénés par des mécanismes invisibles qui les dépassent. Dans mon livre, le psychiatre Wilder Penrose exploite les pathologies des habitants du parc pour les revigorer et en fin de compte faire tourner la machine capitaliste. Il réveille en eux des désirs inconscients de violence, de racisme, de concupiscence, de pédophilie, etc. A mon sens, les multinationales qui pourvoient à la plupart de nos besoins ont bien compris que notre seuil de tolérance de l'ennui est de plus en plus bas et que les consommateurs se lassent très rapidement de tout ce qu'elles leur offrent. Elles tirent parti de déviances latentes pour que les individus se sentent à nouveau exister. C'est ce que nous voyons dans le domaine du sport ou dans l'industrie du spectacle. Hollywood joue ouvertement sur notre goût pour la violence et nos fantasmes de sexualité perverse. Cette manipulation pour nous maintenir actifs en tant que consommateurs est d'autant plus dangereuse qu'elle est inconsciente. Lors de la montée des fascismes dans les années 30, de Hitler ou de Mussolini, personne n'était conscient de participer à une idéologie folle. Une idéologie imposée d'en haut est plus facile à combattre qu'une idéologie soutenue par les masses, expression d'un désir collectif. Pourquoi l'allusion récurrente à Alice au pays des merveilles? J.G.B. Super-Cannes est à la fois merveilleux et cruel comme le monde créé par Lewis Carroll. Et puis, David Greenwood, le personnage de mon roman qui finit par se suicider lorsqu'il comprend qu'il a été manipulé par Eden-Olympia, se découvre des penchants pédophiles, comme ceux attribués à Carroll. Est-ce une façon de dire que nous vivons dans une société aussi réprimée et décadente que l'ère victorienne? J.G.B. L'ère victorienne était-elle si réprimée? Il y avait apparemment bien plus de prostitution qu'on ne veut le croire. A mon sens, la nature humaine est décadente. Je me permets une digression à ce propos. Lorsque Spielberg a adapté l'Empire du Soleil, tous les journalistes s'étonnaient de mon enfance extraordinaire. En fait, ma vie à Shanghai était typique de ce que vivait la plus grande partie de la planète et de ce qu'elle vit encore aujourd'hui. La guerre, la famine, les catastrophes naturelles, la maladie et la faim sévissent autant qu'au Moyen Age. Mon enfance n'a rien d'exceptionnel, ce sont les Etats-Unis et l'Europe qui figurent, encore aujourd'hui, l'exception. Je fais cette remarque pour souligner que nous avons tous un potentiel de violence et de cruauté tapi en nous. La plupart des individus ne sombrent pas dans un comportement antisocial par égoïsme, parce que cela n'est pas dans leur intérêt. Il suffit d'un rien pour que tout bascule dans une violence primitive. A ce sujet, vous faites dire au psychiatre Penrose que «la violence est la poésie du XXIe siècle» ... J.G.B. C'est une perspective effrayante! Mais, après tout, un pan de la production littéraire a exploré les liens entre l'érotisme, la violence et la mort. Que ce soient les tragédies de Shakespeare ou le théâtre d'Eschyle, la poésie de Rimbaud ou celle des surréalistes. Dans votre roman, la serveuse d'une terrasse cannoise porte un T-shirt arborant une citation de Jean Baudrillard. Pourquoi ce clin d'œil? J.G.B. Pour moi, c'était un signe de notoriété populaire que je lui souhaite. J'aime beaucoup son livre Amérique. Il décrit les Etats-Unis, son mobilier, ses aéroports et ses stations-service, sans jamais mentionner un Américain et fait de ce pays une grande pièce de pop art. Je pense qu'il comprendrait très bien la psychologie d'Eden-Olympia. Paul Sinclair, le personnage qui tente de percer le mystère du suicide et les meurtres de David Greenwood, est ambigu. Il condamne Eden-Olympia, tout en étant mi-voyeur, mi-actif. Pourquoi? J.G.B. Paul Sinclair est séduit comme tous les autres par le système. Il finit par vaincre sa tentation. Super-Cannes est aussi une histoire d'amour - Orphée et Eurydice, Ulysse et Pénélope - d'un homme qui tente de regagner l'amour perdu de sa femme. Jane n'est plus capable d'aimer car l'environnement du parc d'activités épuise toutes les relations amoureuses et érotiques. Il retrace les pas de David Greenwood sans sombrer dans la pathologie et, finalement, comme lui, décide de dénoncer la folie d'Eden-Olympia. Dans votre œuvre, vous dénoncez les extrémismes des idéalismes bien-pensants - l'écologie, le féminisme, etc. Peut-on combattre les dérèglements décrits dans Super-Cannes? J.G.B. Une révolution inconsciente devrait avoir lieu tôt ou tard, comme cela a été le cas dans l'ex-Union soviétique et dans les pays de l'Est. Les gens ne supportaient plus la dictature et les dirigeants ont dû s'en rendre compte. J'espère qu'un jour on se rebellera contre le pouvoir d'infantilisation de la culture américaine. Dans la négative, les perspectives sont plutôt lugubres. Certains vous considèrent comme un écrivain nihiliste. L'êtes-vous? J.G.B. Je suis plutôt de tempérament joyeux, même si mes lecteurs peuvent avoir une impression différente. Mes livres sont des romans à idées, des allégories qui peuvent fonctionner comme des mises en garde, dans la tradition, je l'espère, d'Aldous Huxley et de George Orwell. Quelqu'un qui installe un panneau routier «Attention virage dangereux» n'est pas forcément pessimiste. Il m'arrive de montrer un panneau «Attention virage dangereux - accélérer» en guise de test psychologique. Il peut révéler beaucoup chez le conducteur! Depuis L'île de béton, vos livres composent une petite sociologie surréaliste. Comment l'environnement - l'urbanisme, l'architecture, la technologie et les médias - a-t-il modifié les relations humaines? J.G.B. Le métro, les centres commerciaux, les embouteillages sont autant de lieux d'une nouvelle intimité concrète physiquement et abstraite psychologiquement. Les aéroports ou les villages-vacances constituent de bien étranges lieux de socialisation. I.G.H., roman situé dans une tour londonienne des années 70, montre comment cet univers fonctionnel de béton, d'acier et de verre facilite l'infantilisation et la barbarie. Ce roman s'est avéré étrangement prophétique. Dans Crash, j'explorais comment la culture de l'automobile des années 60 cristallise toute une fantasmagorie de la violence, de la mort, de la vitesse et de l'agressivité. Crash était une expérience psychologique effectuée sur moi-même et mon lecteur, une collision entre érotisme et accident de voiture. Dieu merci, cette allégorie n'est pas devenue réalité! Mais ce roman est aussi une histoire d'amour dans laquelle les fantasmes liés à la voiture permettent de régénérer un couple. Vos vues se radicalisent dans Le massacre de Pangbourne où les enfants communiquent avec leurs parents par ordinateur et dans The Intensive Care Unit où l'on fait l'amour par écran télévisé interposé. Les nouvelles technologies ont-elles créé une nouvelle forme d'intimité? J.G.B. Elles donnent naissance à une intimité vide, à une sexualité morte. Super-Cannes et Crash dénoncent les mécanismes politiques, médiatiques et économiques qui transforment l'érotisme en pornographie. Vous paraissez ambigu à ce sujet. Vous condamnez les déviances et pourtant vous semblez dire qu'elles répondent à un besoin de transcendance et de spiritualité... J.G.B. L'imaginaire sexuel pourvoit à tout, même au plus bizarre. Comme la sensibilité poétique. Les romans de Sade sont aussi des histoires d'amour. Les hommes ont besoin de rêver de la mort, car, à mon sens, elle entretient des liens forts avec l'amour et l'érotisme. Je vois l'accident de voiture comme un sacrement et mon roman Crash comme un livre de prières! Vous identifiez-vous à vos personnages? J.G.B. J'ai écrit Crash à la première personne et le narrateur porte mon nom. Il me semblait plus honnête de me projeter dans ce personnage puisque j'y explorais les liens entre l'érotisme et la mort. J'assume donc la responsabilité des fantasmes que je décris. Ce James Ballard n'est pas moi, même s'il fait partie de moi. De la même façon, dans Super-Cannes, je m'identifie en partie au démentiel Wilder Penrose ainsi qu'à Paul Sinclair. Chacun de mes personnages représente un moi alternatif. «Plongez dans les éléments les plus destructifs», exhortait Conrad. La littérature vous semble-t-elle une activité dangereuse? J.G.B. Les écrivains ont besoin de se tester, l'écriture étant un lieu d'exploration du Moi. La maxime de Conrad est d'autant plus valide aujourd'hui que l'on peut traverser la vie dans un parfait état d'autoanesthésie. Ecrire devrait être un acte dangereux. Peu d'écrivains prennent de risque, à mon sens! Vous paraissez plus serein depuis vos deux romans d'inspiration autobiographique, Empire du Soleil et La bonté des femmes. A quoi attribuez-vous cette évolution? J.G.B. J'ai commencé à écrire dans les années 50 des nouvelles de type spéculatif publiées dans des revues de science-fiction. J'ai longtemps été associé à ce genre car je partageais certaines de leurs préoccupations. J'étais hanté par des visions apocalyptiques car la menace nucléaire était très réelle à l'époque de la guerre froide, de la bombe H, de la crise des missiles de la baie des Cochons. La science n'était plus amie des humanités et source d'espoir. Mes livres reflétaient ces hantises. L'île de béton ne s'apparente plus à ce genre, je voulais surtout y montrer les changements culturels radicaux qui s'étaient opérés dans l'Angleterre de l'après-guerre. Mes livres, aujourd'hui, sont moins apocalyptiques car nous vivons une période plus stable. Les menaces pour la société sont plus abstraites, subtiles et ambiguës. Certains thèmes reviennent dans vos livres comme des obsessions: le camp d'internement japonais en microcosme préfigurant l'Angleterre, les communautés apocalyptiques, les lieux abandonnés, les personnages comme acteurs sans rôle. L'écriture est-elle une pratique cathartique? J.G.B. Ecrire a été pour moi une forme d'autoanalyse imaginative. Si je n'étais pas devenu écrivain, j'aurais sans doute été une personne très perturbée. Peut-être qu'en tant que médecin ou psychiatre, j'aurais été capable de me normaliser. Contrairement à ce qu'on imagine, j'ai une santé mentale robuste et je pense la devoir à l'écriture. C'est pour cette raison qu'il y a tant de médecins et de psychiatres qui peuplent vos romans? J.G.B. J'ai étudié la médecine avec le dessein de devenir psychiatre. A l'époque, mes motivations étaient très confuses. Je n'avais qu'un patient en tête, moi-même. J'ai abandonné mes études rapidement, mais j'espère en avoir gardé les habitudes d'esprit. Je pense que les hommes sont dangereusement malades et seule l'approche du pathologiste semble être valide. Je ne sais pas si Freud est un grand romancier plutôt qu'un scientifique. Et, si la psychanalyse comme thérapie n'est pas très probante, son œuvre reste une explication métaphorique du comportement humain très puissante au même titre que celle des anthropologues comme Frazer, Malinowski, etc. Comment votre enfance en Chine et l'internement dans le camp de Lunghua ont-ils marqué votre œuvre? J.G.B. Les trois années que j'y ai passées, de douze à quinze ans, m'ont rendu très indépendant, ce qui est positif pour un écrivain. Je vivais dans une toute petite pièce avec mes parents et ils n'avaient qu'une envie, c'était de m'en voir sortir. Quant à moi, j'adorais errer dans le camp comme dans un bidonville et aller à la recherche de nourriture. Et puis, voir ses parents impuissants et terrifiés les démystifie. Je me suis éloigné d'eux simplement parce que l'affection familiale ne pouvait s'exprimer dans ces baraquements surpeuplés. Je me sentais très seul et c'est pourquoi dans l'Empire du Soleil j'ai fait de Jim un orphelin de guerre. Cela me paraissait plus juste psychologiquement. De la même façon, beaucoup d'internés étaient persuadés d'avoir vu l'éclair gigantesque de Nagasaki. Vrai ou pas, il nous hantait. Curieusement, je n'avais que de bons souvenirs du camp qui représentait pour moi une expérience communautaire heureuse. Je ne voulais pas que la guerre se termine et j'ai quitté le camp à contrecœur. Et Shanghai? J.G.B. Shanghai était une ville de médias peuplée de radios. J'en garde des souvenirs surréalistes. Notamment d'une première de Notre-Dame de Paris où une allée d'honneur avait été formée de bossus nains. Comme si la ville était un théâtre bien plus spectaculaire que le film hollywoodien. Et puis, je me souviens des actualités filmées de la BBC qui étaient en complet décalage avec notre guerre sino-japonaise qui avait débuté en 1937. J'avais onze ans lors de Pearl Harbor. Le lendemain j'étais allé voir mon meilleur ami, mais il avait disparu sans nouvelles, abandonnant une maison vide mais intacte. J'ai très tôt réalisé que tout pouvait basculer d'un jour à l'autre sans raison, que l'on ne pouvait se fier aux apparences. J'ai alors pris la résolution de traiter la réalité comme un film où nous sommes tous des acteurs ne sachant pas quel «script» nous attend! Vous dites dans La bonté des femmes que vous avez tenté toute votre vie de comprendre ces années-là. J.G.B. La guerre m'a façonné. Je ne suis pas satisfait de la réalité qu'on nous présente, elle me paraît toujours mensongère. C'est la raison pour laquelle j'écris encore à mon âge. Peut-être ai-je besoin d'une autre guerre! J'espère que non! Spielberg a tourné l'Empire du Soleil en partie près de Shepperton. Une étrange coïncidence, non? J.G.B. D'autant plus que mes voisins avaient été recrutés comme figurants pour jouer mes voisins de Shanghai! C'était comme si je m'étais installé à Shepperton sachant que quarante ans plus tard j'écrirais un livre sur mon enfance chinoise qui serait porté à l'écran. Vous sentez-vous proche des peintres surréalistes? J.G.B. Les tableaux de Dalí, d'Ernst et de Magritte, que j'ai vus pour la première fois après mon arrivée en Angleterre, m'ont immédiatement rappelé Shanghai. La guerre a pour effet de tout disloquer. Après un bombardement, les paysages sont surréalistes. Les meubles se retrouvent dans la rue, un bout de fauteuil dans un arbre. La logique de guerre est la même que celle des tableaux surréalistes: celle de défaire le monde pour le recomposer ensuite, comme un collage. Et il me semble parfois que ce monde recomposé est plus réel! Vous aimez à citer Odilon Redon pour qui le surréalisme «place les logiques du visible au service de l'invisible». Comment cette formule définit-elle votre esthétique radicale? J.G.B. Redon résume parfaitement l'entreprise surréaliste et définit comment elle diffère des fantaisies incontrôlées. L'imaginaire surréaliste est tempéré par les contraintes de la réalité. La méthode paranoïaque-critique de Dalí en est un exemple. Les fantasmes s'expriment à travers le prisme de la rationalité. Pourquoi restez-vous à Shepperton? J.G.B. C'est un excellent poste d'observation. Tous les changements sociaux prennent corps dans la banlieue parce que les gens disposent d'un revenu plus élevé et qu'ils sont à la fois plus libres et plus seuls. La télévision, l'échangisme, le fast-food, les locations vidéo et la culture d'aéroport ont d'abord fleuri en banlieue. Le décor et l'ameublement ne comptent pas pour moi. Mes filles se plaignent souvent du fait que je suis complètement non matérialiste. Vous sentez-vous chez vous en Angleterre? J.G.B. Non, pas du tout. Je n'ai toujours pas accusé le coup, depuis mon arrivée en 1946. C'est un pays à l'âme grise, perdu dans son passé, prisonnier d'un système de classes grotesque. Nous sommes la tribu perdue de l'Europe. De temps en temps, je retourne à la gare, mais le train de retour pour Shanghai n'est toujours pas arrivé. Dommage! | | Super-Cannes J.G. Ballard Fayard Traduit de l'anglais par Philippe Delamare. 426 pages.
J.G. Ballard
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